2 Février 2019
Relégué aux zoos humains, l’Amer-indien n’a peut-être jamais aussi bien porté son nom que via son faux-ami français… Et si le rachat de Hard Rock Café par des Native Peoples cachait une autre réalité : celle d’une revanche, pénétrant le système pour mieux l’exploser ?
Sorti en novembre, le documentaire Rumble : The Indians Who Rocked The World (C. Baindridge & A. Maiorana) rappelait l’apport essentiel du premier peuple d’Amérique du Nord au totem rock... Dans un état fédéral où l’on croyait l’Histoire aussi épaisse qu’un médiator, on découvre à rebours que le fil rouge de la musique américaine n’a peut-être pas été que de sang. Il a un dénominateur aussi discret que commun : les Amérindiens ! Charley Patton, Mildred Bailey, Link Wray, Buffy Sainte-Marie, Jimi Hendrix, Jesse Ed Davis, Robbie Robertson, Redbone, Randy Castillo ou encore Taboo… Tous ces artistes sont des descendants de Native Peoples et ont contribué à façonner le rock, la pop, le jazz, le heavy metal… Tous ont assimilé les chants d’esclaves africains, les rythmes des colons britanniques, les légendes irlandaises ou les instruments hispaniques pour créer une novlangue aussi éclectique qu’électrique.
Une filiation méconnue ? C’est peu dire dans une société américaine qui donne encore le beau rôle aux cowboys, autorise le repli sur soi via son président ou a du mal à interpréter son passé immédiat (les codes blacks mondialisés, l’explosion de la langue espagnole qui fera des États-Unis le premier pays hispanophone en 2050…). Une preuve de plus que l’Histoire est écrite par les vainqueurs…
Loin des yeux, loin du cœur, les Amérindiens ? C’est le principe des réserves où le pardon et la honte se sont mués en assistanat condescendant. Voire en oubli… Pourtant, à l’heure où l’on prend enfin conscience de notre lien avec la nature, certaines tribus n’ont pas attendu cette réhabilitation timide. À commencer par les Séminoles, premier peuple de Floride qui, via le rachat de la marque Hard Rock Café en 2007, ne cache plus sa volonté de revanche…
Hard Rock Café ? Un simple bar ouvert en 71, près de Hyde Park Corner à Londres. À sa tête, deux jeunes Américains : Isaac Tigrett et Peter Morton, lassés de chercher un lieu où manger un bon burger en Angleterre... Ou comment, via une colonisation inversée, ne pas y voir l’ironie de l’Histoire ? Car en matière de symbole, il n’y a pas que l’Américain qui prend, 300 ans plus tard, sa revanche sur la Guerre d’indépendance face à l’Angleterre… Le hamburger a pour origine le steak haché d’Hambourg [ndla : de l’allemand “Hamburg-er“ et non de l’Anglais “Ham-burger“] : une spécialité culinaire, roborative et ouvrière, servie dans un pain brioché. Un plat que l’on retrouve notamment à la carte des bateaux de la Hapag, ligne maritime reliant Hamburg à New York. Les vagues successives de l’immigration vers le Nouveau Monde, au XIXe siècle, ont fait le reste quand a surgi la société de consommation…
Comme son ami burger, le Hard Rock Café est aujourd’hui un des marqueurs de la culture américaine mondialisée, tant par son emprise capitaliste [ndla : 185 cafés, 25 hôtels et 12 casinos, répartis dans 74 pays] que via sa contribution à la musique. Et pourtant… Pourtant, il a fallu attendre 8 ans pour que l’ancienne boutique anglaise de Rolls-Royce ne se convertisse définitivement au dieu rock.
À l’ouverture du premier café en 71, le seul clin d’œil à la musique réside dans son nom, emprunté à la face B éponyme de l’album Morrison Hotel des Doors, sorti l’année précédente [ndla : s’il existe plusieurs légendes à ce sujet, la photo de la pochette est tout de même encadrée au 2e étage du café parisien]. Avouons que si le hard rock apparaît dans les années 60 et constitue un pont entre les différentes cultures anglo-saxonnes (voire un trait d’union entre le blues rock, le psychédélique et le garage), le genre n’a pas encore connu ses plus grandes heures de gloire. Et pour cause : nous en sommes encore aux répétitions confidentielles (voire inexistantes) d’Aerosmith, Kiss et Van Halen (US), Queen, Rainbow et Whitesnake (Angleterre) ou encore AC/DC (Australie). Seuls les Who, Led Zeppelin et Deep Purple lancent l’offensive, avec une bannière ni étoilée… et encore moins unifiée.
Cette conversion définitive du Hard Rock Café tient d’ailleurs plus du heureux hasard propre aux chansons cultes qu’à un véritable calcul marketing… En 79, client fidèle du seul et encore unique Hard Rock Café londonien, Éric Clapton tient à ce que soit suspendue dans le restaurant sa guitare [ndla : une Red Fender Lead II] au-dessus de sa place préférée… Pourquoi ? Pour marquer son territoire. Apprenant l’anecdote, c’est le guitariste des Who, Pete Townshend, qui envoie la sienne avec un mot hilare : « La mienne est aussi bien que la sienne »… Ou comment un concours de “qui a la plus grosse“ a fait basculer la décoration du lieu en temple du souvenir. Trois ans plus tard, la marque exportait son concept dans le monde entier.
Aujourd’hui, le Hard Rock Café possède la plus grande collection privée de souvenirs rock au monde, avec plus de 80 000 objets répartis dans ses différents lieux. Une collection constituée à partir de dons, mais aussi d’achats… Le Hard Rock Café de Paris, inauguré en 91 par le groupe anglais Level 42 [ndla : un des pionniers du brit-funk] n’échappe évidemment pas à ce fétichisme. À son ouverture, le lieu reflétait autant son époque que son ancrage local : guitares de Michel Sardou et de Johnny Hallyday, bottes d’Eddy Mitchell, robe de Brigitte Bardot, combinaison d’Alain Prost… Ces vieilleries sont, depuis, parties apporter un brin d’exotisme à d’autres pays [ndla : les objets sont déplacés tous les 7 ans]. Même l’arrière d’une Cadillac, autrefois plantée au-dessus de l’entrée du boulevard de Montmartre, a été retirée sur demande de la ville pour des questions d’occupation de l’espace public. Autre temps, autre mœurs…
Aujourd’hui, pour peu que l’on puisse jeter un œil au 2e étage parisien, on peut notamment observer sur les murs : une basse « Axe » dédicacée et ensanglantée par Gene Simmons de Kiss (il y a en 10 dans le monde, mais chuuut), une guitare de Stevie Ray Vaughan (unique au monde, celle-ci), une autre de Johnny Cash, un des premiers modèles de guitare Les Paul, une chemise en soie et un contrat d’Elvis, les droits d’auteur de la chanson “Lucy In The Sky With Diamonds“ des Beatles ou encore une dédicace de Jim Morrison...
Mais chaque lieu possède SA pièce maîtresse : les briques du Cavern Club de Liverpool (qui ont connu les concerts de The Rolling Stones, The Who, Pink Floyd, ou encore The Kinks…), les portes des studios d’Abbey Road (Beatles), la robe de mariée BoyToy de Madonna, le smoking de Frank Sinatra, la veste rouge de Michael Jackson dans le clip “Beat It“... Le name dropping donne forcément le tournis. Et la capitale française, alors ? Elle a droit, dans sa salle d’honneur privative, à l’une des vestes de Jimi Hendrix. Une veste à motif Paisley, dessinée par “Lord Jim de Carnaby Street“ et portée par le guitariste en 1969... Amis curieux, dépêchez-vous : son déménagement est prévu courant 2019.
Et si le reste des murs parisiens pouvaient parler, ils raconteraient sûrement le passage de Rihanna, Scorpions, Chris Isaak, The Editors, Miles Davis, Shakira, No One Is Innocent, Blink-182, Trust, Marilyn Manson, Pink, Metallica, Coal Chamber, Motörhead ou encore Pantera… Le name dropping se décline décidemment sous différentes formes ! Parfois, les visites se font même en anonyme, comme par exemple le groupe Korn qui y passe déjeuner une fois par an pour saluer le personnel, devenu ami. Il faut dire que la cuisine, même si elle adapte toujours l’un de ses burgers aux traditions locales, a gardé ses larges proportions américaines... Le tout, avec une petite touche sudiste [ndla : l’un des deux co-fondateurs, Isaac Tigrett, venait du Tennessee].
Et l’idée de vendre des t-shirts, alors ? Encore un heureux hasard… Dès l’ouverture du 1er Hard Rock Café, les fondateurs sponsorisent une équipe de foot et des maillots sont donc conçus avec le logo de l’enseigne. Le surplus ? Donné aux clients les plus fidèles. Sauf que, face au potentiel collector, les autres se sont mis à en réclamer... Résultat : le marque crée un t-shirt portant le nom de chaque ville, où sont implantées les enseignes. Aujourd’hui, c’est l’un des objets touristiques les plus vendus au monde ! Moins fun cependant, sa devise « Love All, Serve All » (« Aime-les tous. Sers-les tous ») a été adoptée par le gourou indien Sarhya Sai Baba (1926-2011), accusé d’abus sexuels et de tromperie… Pas vraiment rock.
Dans cet univers mondialisé, qui vante à ce point la culture anglo-saxonne (jusqu’aux pin’s des employés, reflétant leur grade et leur ancienneté), on a du mal à imaginer ce qui pourrait intéresser une tribu amérindienne… Erreur ! Ce serait vite oublier l’histoire des Séminoles de Floride, un peuple qui commerçait autant avec les Espagnols et les Anglais pendant les guerres coloniales américaines. D’autant que la nation séminole n’est pas seulement composée d’Amérindiens du Mississippi, de l’Alabama et de Floride. Elle s’est aussi métissée avec d’anciens esclaves de Géorgie… (fil rouge, quand tu nous tiens). Pas étonnant donc que la tribu ait co-financé le film Rumble : The Indians Who Rocked The World : elle fut aux premières loges de ces mutations et brassages musicaux.
N’allez pas pour autant imaginer des hommes et des femmes vivant dans des tipis. Si l’économie de la tribu – d’à peine quelques milliers de personnes – repose sur le tabac, le tourisme et le jeu, le rachat des Hard Rock Cafés a coûté 1 milliard de dollars... Rien que ça.
Depuis 2007, la présence des Amérindiens reste cependant discrète : transfert du siège social de la multinationale dans leur réserve de Floride, une simple photo en habit traditionnel dans chaque café, la diffusion quotidienne du clip d’un groupe de rock séminole sur les écrans des cafés… Même quand l’un des membres de la tribu rend visite, il n’a droit qu’à 25% de réduction ! Mais si la direction de l’enseigne parisienne atteste de bonnes relations avec les propriétaires, elle affirme cependant que les Séminoles n’ont jamais caché leur intention, martelée à chaque séminaire annuel : « Ils veulent reconquérir les États-Unis, burger par burger ! » On est loin de l’image d’assistés…
Et pour comprendre ce déclic, c’est encore vers le passé qu’il faut se tourner : « En 79, les Séminoles ont ouvert le premier casino sur des terres amérindiennes. Ce fut surtout la première salle de bingo gérée par des tribus en Amérique du Nord ! Aujourd’hui, c’est une industrie de plusieurs milliards de dollars, exploitée par de nombreux gouvernements tribaux… », rajoute les dirigeants de l’antenne parisienne. Le jeu amérindien, imaginé par les Séminoles, a ainsi fourni des emplois stables et servi à financer l’enseignement supérieur, l’assurance maladie, les services destinés aux personnes âgées, mais aussi de vaste projets économiques (champs de canne à sucre, bosquets d’agrumes, bétail, écotourisme, agriculture commerciale…). Et la possibilité, surtout, de réécrire sa propre histoire ! Le tabac, les burgers, les films [ndla : ils possèdent des parts dans Universal studios, nous dit-on]… On le voit bien : la reconquête est aussi économique que… symbolique.
Mais pourquoi avoir choisi le rock ? On imagine que c’est parce que le genre a toujours été le porte-voix des oubliés... Que c’est son écho universel, né d’un cri cathartique et sacré, qui intéresse la tribu. Sans doute… Mais pas seulement ! 1 500 soldats américains sont morts durant les trois guerres successives contre les Séminoles de Floride. Or, aucun traité formel de paix n’a jamais été imposé ou proposé à la tribu… qui ne s’est pas non plus rendu au gouvernement des États-Unis. « C’est pour cette raison qu’elle se nomme elle-même le “peuple invaincu“ », conclut le gérant.
Invaincu, rebelle, conquérant… On ne trouvera pas au rock meilleure définition ! Alors, c'est qui l'patron ?
> Site web