Samuel Degasne

Journaliste dépendant & théoriste musical.

SUCRE (Bolivie) : une musique, trait d’unions ?

SUCRE (Bolivie) : une musique, trait d’unions ?

Présent au festival Toulouse les Orgues, l’Ensemble Alkymia a rappelé comment la capitale constitutionnelle bolivienne (Sucre) a su dresser un pont entre profane et sacré, pointillé de ses colonisations autant que trait d’union depuis 500 ans.


Sucre, capitale du département de Chuquisaca et chef-lieu de la province d’Oropeza dans le sud de la Bolivie, a eu plusieurs noms : Charcas (jusqu’en 1538) ; puis La Plata (jusqu’en 1176, période de la vice-royauté du Pérou) ; et enfin Chuquisaca (jusqu’en 1825, période de la vice-royauté du Rio de la Plata)... De quoi – presque – résumer ses différentes occupations, dont les appellations successives se réfèrent au peuple régional indigène Les Charkas, la monarchie espagnole ou le compagnon d’armes de Simón Bolívar (Antonio José de Sucre) pendant la guerre d’indépendance du pays.
Inscrite sur la liste du Patrimoine mondial de l’humanité, la ville de près de 280 000 habitants et perchée à 2 790 m d’altitude fut surtout le lieu de la création de la 2e université d’Amérique latine par les Jésuites en 1624 (de nombreux futurs créateurs d’États voisins s’y sont formés), ainsi qu’un important centre culturel au XVIIIe… Loin d’être une étape, c’est donc bien une ville de vie dont l’influence résonne encore aujourd’hui.
« Avec un dialogue entre cultures resté intact, mais qui ne s’est pas fait dans un cadre institutionnel, mais via la musique », résume Mariana Delgadillo, directrice artistique d’Alkymia, lors du festival Toulouse les Orgues... Car si l’Ensemble tente de faire connaître l’expression artistique et endémique de la métropole au-delà de ses frontières, c’est parce que – comme les variations du nom de sa ville d’origine – sa musique conserve « l’héritage de toutes ses vagues d’immigration ». Un symbole et une richesse aux résonnances troublantes en pleine actuelle société de déconstruction.

Ces musiques sucréniennes étaient à l’origine composées pour des célébrations religieuses importantes (Noël, Corpus Christi, fête de Saint-Ignace-de-Loyola…) avec des textes flamboyants typiques de la littérature du Siècle d’Or (XVIᵉ-XVIIᵉ siècle), des polyphonies ancestrales et une omniprésence de la danse... Des danses ibériques – dont certaines, comme celle en cercle du villancico, étaient interdites en Europe ! –, mais aussi des cuecas et des tonadas, héritières de la tradition chrétienne-païenne du pays qui a toujours su « mélanger les arts et intégrer les influences extérieures, sans jamais renier son passé », rappelle Mariana.
Une cohabitation qui persiste même dans la conscience collective des Boliviens et qui s’en ressent dans l’éducation, « encore sous influence jésuite et franciscaine ». Or, si la musique et la danse furent « d’efficaces outils d’évangélisation », le répertoire musical et chorégraphique de Sucre s’est doté d’une forte identité métisse et syncrétique où surnage le mélancolico : « une interprétation habitée sans être provocatrice ; des rythmiques vives mais non scandées ; et une spiritualité tellurique mais dansante. »

À l’origine de ces hybridations anaphoriques, il y a un long processus résumé par la responsable de l’Ensemble Alkymia qui s’immerge régulièrement dans les archives nationales : « Les textes étaient tout d’abord si riches et baroques que c’est la musique qui s’est mise au diapason… Avec une permissivité du clergé pour les anciens cultes, afin de mieux s’insérer (n’oublions pas que les Incas étaient eux-mêmes des colonisateurs !). L’influence africaine, elle, est due aux esclaves contenus au personnel de compagnie (donc permettant plus d’acceptation des pratiques). Et puis, c’est aussi une certaine histoire de l’Europe qui se joue ici : les villancico espagnols ont elles-mêmes été influencées par des danses britanniques… »
Mais comment cet art sacré s’était-il propagé en dehors des sphères religieuses ? « Après avoir participé à son élan, l’Église n’a plus financé ses auteurs au XIXe… La musique s’est donc exportée dans la rue, s’ancrant alors dans des rites quotidiens et désacralisés. Il existait encore un chef de chœur à Sucre, mais il ne jouait plus de musique religieuse (mais de la danse de piano !). Et puis, Sucre a joué un rôle important dans la création de la Bolivie actuelle. Son élite intellectuelle a donc participé à cette diffusion, à l’image des danses cuecas pratiquées aujourd’hui dans tout le pays et pourtant typiques de la ville »

Quant à la synthèse entre rituels sacrés et païens, elle n’a jamais été le reflet d’une revendication athée locale, mais s’explique aussi via ses origines : « Nos danses de célébrations existaient bien avant l’arrivée des Chrétiens et proviennent de pratiques indigènes. La greffe fut surtout possible parce que notre musique sacrée n’a rien de liturgique… De plus, il n’y a pas d’érotisation des corps dans son expression chorégraphiques. Les danseurs sont même plus habillés que dans leur vie quotidienne ! ».
Au-delà de l’exemple de tolérance laïque, Mariana Delgadillo va même plus loin sur les enseignements à en tirer : « C’est une belle leçon d’altérité : la musique sacrée peut être vécue à des degrés différents, comme elle le fut en Europe en XVIIIe siècle. Et la danse reste un moment personnel… qui comporte une dimension spirituelle ».

Comme l’a connu l’Europe dans les années 70, la Bolivie se réapproprie actuellement de plus en plus ces musiques sacrées/désacralisées, même si les connaisseurs font partie d’une élite (« intellectuelle et non financière ! »). Une réaction aussi, avons-le, face au contexte de décolonisation, autant qu’à l’augmentation du nombre de chercheurs en musicologie et explosion du sentiment nationaliste...
Alors certes, des Américains, puis des Argentins, se concentrèrent sur la dimension (uniquement) baroque de ces musiques, mais peu ont aujourd’hui mis autant en avant (et exportés) ses spécificités comme l’Ensemble Alkymia… Pour autant, les politiques boliviens se désintéressent étonnamment du sujet (« le plus souvent par méconnaissance »), ne prenant pas conscience que ces airs omniprésents vont jusqu’à « influencer la scène hip-hop actuelle ». Et qu’ils pourraient, comme ils l’ont fait depuis 500 ans, continuer à être un puissant outil de réunification, voire de lien entre l’Histoire et les générations.

Preuve surtout que connaitre le passé, c’est préparer l’avenir.

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