15 Octobre 2022
Alyona Alyona vient de Kapitaniwka, au cœur même d’une Ukraine dévastée... Quant à Moscow Death Brigade, si leurs visages restent cagoulés, le crew affiche d’emblée ses origines... En commun ? L’utilisation de canaux populaires, via leurs hip-hop et réseaux sociaux, pour s’opposer à la guerre.
Contraste entre les deux formations… Dans la narration du corps tout d’abord : généreux et attentif pour Alyona Alyona ; affûté et démonstratif chez Moscow Death Brigade. Dans l’opposition du nombre et des sexes, évidemment ! Voire le miroir de ses genres : anti-bling-bling et à la frontière de la pop pour la rappeuse ; hardcore et colérique chez les autres… Dans l’utilisation de leur identité aussi : avec force détails pour l’Ukrainienne Alona Olehivna Savranenko (ancienne institutrice, née au moment de la chute de l’Union soviétique et présente à Kiev lors de l’invasion) quand MDB choisit l’anonymat en s’inspirant de la scène graffiti et musicale (de Kiss à MF Doom) avant que leurs idées – jugées nationalement subversives – n’en dictent la nécessité... Quand l’une ne peut d’ailleurs s’y produire en raison du conflit, les concerts de ces derniers sont d’ailleurs interdits dans leur pays.
On aurait pourtant tort de se fier à la tonalité de leur expression : si l’agressivité du combo russe – issu de la scène punk – marque la contestation, il en rejette pourtant toute dimension « politique », préférant à l’étiquette un simple « engagement humaniste » hérité de l’activisme de rue et allant de l’antifascisme au rejet du sexisme… voire de tout impérialisme. Rencontrée lors de l’excellent festival Au Foin De La Rue (Mayenne) pour sa seule date estivale française, l’Ukrainienne, elle, revendique. Affirme. Annonce même que « le monde dans lequel la musique était en dehors de la politique est terminée ». Consciente, surtout, du rôle à jouer.
Dès le 24 janvier 2022 (date de l’entrée massive des troupes russes dans un conflit ayant commencé en 2014), la jeune rappeuse était retournée dans le village de sa famille, lançant presque chaque jour des appels à la résistance sur YouTube : « La Russie tue des enfants et notre héritage ! Nous avons besoin de votre aide ». Le geste fait mouche : la sortie de son 1er album en 2019 avait déjà – par l’utilisation de sa langue natale – été jugée comme un affront… « Pourtant, j’y suis née. Mes pensées sont en Ukrainien. J’aime ma langue ! Et je veux surtout que les gens en sachent plus sur mon pays », nous raconte-t-elle. Une audace qui, appuyée par le second degré de ses textes et appels à l’autonomie des femmes, lui avait valu une rapide signature sur la branche polonaise du mythique label hip-hop Def Jam, l’année suivante.
Aujourd’hui, c’est depuis l’Europe qu’elle s’exprime : « Ici, je peux parler sans être interrompue ou censurée, voire sensibiliser un plus large public et initier des coopérations qui offriront plus de portée ». Non sans ressentir le poids des responsabilités : « Je dois sans cesse contrôler mes mots, parce que mes émotions sont fortes... Mais il est important de continuer à remercier les pays nous venant en aide et d'apporter l'espoir. Nous devons croire en notre victoire ! » Or, si la situation a parfois mis à mal son écriture, la prise de recul a depuis favorisé un déclic créatif : « Maintenant, je sais exactement ce que je veux dire ; à qui je veux le dire ; et pourquoi… Notre identité étant en jeu, il nous faut davantage l’affirmer. Moi, la première. »
Leur identité, Moscow Death Brigade la porte jusque dans leur nom… Croisés cet été au festival On N’A Plus 20 ans (Vendée), ils ne souhaitent cependant répondre que par courriel... Car si à chaque début de concert, le groupe dénonce l’agression commise par son pays, la peur du détournement de leurs propos reste vivace… autant qu’ancrée par habitude. Le discours, lui, reste frontal : « Comme toutes les autres, nous condamnons évidemment cette guerre et exprimons notre solidarité avec les civils en Ukraine. Ce conflit a commencé il y a 8 ans et a été prolongé, puis exploité par les élites politiques à leur seul unique profit. Mais par son silence, la communauté internationale – aussi – à une responsabilité dans la mort de nombreux innocents ! » pointe un des leaders cagoulés. « Il est difficile de nier que le Kremlin est corrompu, responsable de la pauvreté, des violations des droits de l’Homme et de l’oppression dans notre pays… Il y avait donc possibilité d’agir avec que la situation ne soit hors de contrôle ». Fiers malgré tout de la poursuite de leur tournée européenne, malgré parfois les interruptions de l’ultra-droite en concert : « Beaucoup de fans sont heureux que la tournée soit maintenue, la considérant en ces temps obscurs comme un symbole de paix et d’unité... À tous, nous leur disons de ne pas soutenir les régimes nationalistes et bellicistes. Défendez la paix, bordel, quelles que soient votre nationalité, origine ethnique ou religion ! ». Un positionnement marketing ? Le groupe a toujours dénoncé les conflits et même reversé certains de leurs bénéfices aux familles de victimes du fascisme.
Au début de l’année, quelques jours avant les premières offensives russes, Alina Pash n’avait pas pu représenter l’Ukraine à l’Eurovision, à la suite d’un voyage controversé en Crimée… Elle devait y chanter “Shadows of Forgotten Ancestors“ (les ombres des ancêtres oubliés), en hommage à la culture de son pays… C’est la résistance qu’elle chante désormais en duo sur le 2e album d’Alyona Alyona.
Un des gestes qui a sans doute inspiré le New York Times, classant récemment cette dernière parmi « les quinze artistes pop européens qui comptent actuellement »... Et pour l’Ukrainienne comme pour Moscow Death Brigade, il est certain que l’arrêt, un jour, de la guerre n’en fasse pas dévier l’engagement.
* Festival Au Foin De La Rue
* Alyona Alyona
* Moscow Death Brigade