6 Novembre 2021
Ni reboot, ni recyclage, ce groupe de rock en français réussit pour son 10e album un périlleux équilibre : celui de la cohérence du fond et de l’audace sur la forme. Ou comment, avec un discours inchangé, No One fait du neuf avec des vieux... Rencontre avec Kemar, son éternel chanteur.
Comment a été imaginé -Ennemis- ?
Après une tournée-marathon, on s’est donné un peu de liberté, sans se dire que ce 10e album devait être plus dur ou léger. La contrainte n’a jamais été créative chez nous… Il n’y avait donc pas de cahier des charges : seulement le choix de laisser notre guitariste Shanka (également coproducteur du disque !) s’enfermer dans sa bulle pour créer… Moi et Poppy (le 2e guitariste) sommes ensuite intervenus pour en extraire le meilleur et éviter que cela finisse en triple album... (rires) On a toujours été à l’école du riff : ça doit tout de suite être inspirant. Une approche finalement très animale : la meute et l’instinct priment avant l’égo.
Le collectif semble d’ailleurs n’avoir jamais été aussi resserré…
C’est pour ça que nous n’écrivons jamais plus de 13 ou 14 morceaux par album : le groupe se connait bien et sait rapidement, de lui-même, si un morceau peut être poussé ou non... On ne s’épuise pas dans des guerres de choix. Tout comme on ne cherche pas à être continuellement ensemble… Curieusement, c’est même à chaque fois quand nous sommes tous prêts que nait l’envie commune de se voir. Chaque session a ses avancées ! Et puis, c’est ce qui distingue Shanka de nos précédents guitaristes : il sait/comprend ce qui peut faire bouger un chanteur, cherchant toujours à s’améliorer en puisant dans tout ce qui n’est pas rock (musique orientale, baroque…). C’est ce qui explique la composition, par exemple, de l’instrumental “Armistice“. C’est aussi l’assurance de ne jamais faire deux fois le même album !
Et le processus d’écriture des textes ?
J’ai écrit seul cinq chansons de l’album. Pour les cinq autres, je me suis appuyé sur mon éternel coauteur : Emmanuel De Arriba. On travaille généralement à partir d’une démo instrumentale, en imaginant quel sujet s’intègre le mieux au thème musical… Parfois, c’est même un dialogue ultérieur (comme par exemple pour “Les hyènes de l’info“) qui va faire écho, mais au final c’est toujours la musique qui dicte l’humeur. Bref, ce ping-pong intellectuel permet de dégrossir les premières images… Après, “Manu“ est nécessairement plus auteur que chanteur. Or c’est un exercice d’équilibriste particulier qui doit prendre en compte le poids de chaque mot, certes, mais aussi sa musicalité, sa capacité à être hurlé ou générer des souffles… À chaque fin d’album, je me surprends toujours du résultat : comment a-t-on encore réussi, malgré l’exigence que demande l’exercice ? Même trente ans plus tard, l’écriture n’est toujours pas automatique chez moi. C’est toujours difficile d’avoir des mots justes sur ses colères…
En quoi la pandémie a justement influencé ces mots ?
Nous avons commencé à composer un peu avant la fin de la tournée. C’est plutôt rare chez nous mais, physiquement et mentalement, nous étions dans une belle énergie. Une tournée qui, sans le savoir d’ailleurs, s’est clôturée aux portes de la pandémie… Cet arrêt forcé que nous avons tous subit correspondait donc à un temps de repos. Au final, c’est un disque qui a davantage été influencé par la restriction de libertés que la pandémie elle-même. C’est pour cette raison qu’il appelle à ce point l’urgence : malgré le calme du moment, la distance, les interrogations… C’était la tempête dans les compos avec une envie d’action.
Mais l’écueil de la musique contestataire, n’est-elle pas sa temporalité ?
Évidemment qu’un cri du corps et du cœur, voire une musique connectée à la rage et la sueur, peut être décalés après quelques années… Ils correspondent nécessairement à une humeur, une émotion, voire – et surtout – une honnêteté parce que ces cris sont tous nés dans une spontanéité. Mais on n’essaie de penser à la temporalité d’un texte ou d’un son lorsque l’on compose : il ne faut jamais s’interdire de dire ce que l’on a à dire ! À quoi bon viser l’universel, si c’est pour abandonner en chemin sa sincérité ? De chanter en français, si le message doit se cacher derrière des métaphores ? D’autant que chez nous, ce n’est pas au texte de dicter sa loi… Mais, à l’inverse de paroles qui vieilliraient mal, on peut aussi et parfois prendre peur de l’éternelle contemporanéité de certaines d’entre elles. Notre 1er tube “La Peau“, par exemple, va bientôt fêter ses 30 ans et sa dénonciation du racisme est toujours d’une cruelle réalité... En 2015, on écrivait “Massoud“ et regarde ce qu’est devenu l’Afghanistan… Non, vraiment, il n’y a pas de fascination morbide chez nous : en tant que citoyen, j’aurais vraiment aimé que certaines paroles soient devenues anachroniques.
Est-ce pour ça que, chez vous, la musique doit primer sur le texte ?
Notre métier, c’est de faire de la musique. Et on joue un style qui évoque déjà beaucoup de choses… Voyez comme, là encore, notre démarche est animale. “No Fun“ des Stooges peut, par exemple, s’écouter sans paroles… Idem pour “Bombtrack“ de Rage Against The Machine. L’âpreté de l’un, le métissage de l’autre… La musique aussi passe un message ! Moi, je viens de Motörhead, Led Zep’, Hendrix, Black Sabbath… Dès l’intro, ça te parle. Tu sais. Tu ressens. C’est notre culture française, notre amour du verbe qui nous pousse à n’envisager la musique que comme un simple support. Chez No One, notre culture a toujours été plus anglo-saxonne… Et puis, j’aime rester à ma place. La musique des copains est aussi importante que mon chant : ça n’est pas un backing band ! Nous nous portons mutuellement, car nous ne serions rien sans l’autre.
Comprends-tu pourquoi Loran, le chanteur des ex-Bérurier Noir, considère l’écho toujours intact du Rassemblement national comme un échec personnel ?
On peut difficilement lutter contre la dérive droitière d’une société... D’autant que nous ne sommes pas le supermarché de la colère : nous n’avons pas à épouser tous les combats, finir donneur de leçons et croire à une réelle influence de notre part… Si nous le faisons, c’est parce que nous sommes en phase avec notre émotion du moment, et non par posture... Alors, “échec personnel“ ? D’un côté, je le comprends pour quelqu’un qui scande « La jeunesse emmerde le Front national » depuis la fin des années 80 (que l’on reprend aussi dans cet album). De l’autre, voilà un artiste qui est resté fidèle à ses convictions… C’est d’ailleurs ce que nous avons tous en commun avec le BIG4 du rock en français, cette tournée de Zénith avec les Tagada Jones, Ultra Vomit et Mass Hysteria. Vous pourrez toujours ne pas être d’accord avec notre discours, mais je vous mets au défi de nous prendre à défaut sur la cohérence de celui-ci. Et puis, qui sait : un jour peut-être serons-nous entendus ?
À l’instar du Canard enchaîné, est-ce qu’un pouvoir de droite favorise votre succès ?
Haha... Non, parce que nous avons réalisé de très jolis scores en 2015 sous François Hollande, avec l’album Propaganda… Cependant, droite comme gauche (si tenté que la gauche ait un jour été au pouvoir…), le camp idéologique de l’État n’a jamais été un paratonnerre ou un épouvantail pour ne pas en dénoncer les dérives. Ce qui diffère, c’est la génération qui donne écho à ces combats ! Or, aujourd’hui, les jeunes sont dans une perte d’insouciance. Il y a moins de possibilités de taff et/ou des salaires de plus en plus bas... L’énergie, donc, consacré au monde du travail (ou aux études permettant d’y accéder) t’enlève naturellement la liberté nécessaire pour avoir le luxe d’être en colère… Car, oui, c’est un luxe que nous mesurons depuis 30 ans.