31 Octobre 2020
Précurseur de la nouvelle scène française, l’album Boire est réédité en version augmentée à l’occasion de ses 25 ans. L’occasion, pour le chanteur breton, d’en livrer quelques secrets.
Évacuons d’emblée le sujet. Oui, il est ironique d’évoquer un premier album dont le nom rappelle d’anciens démons... Surtout quand sa réédition marque un autre anniversaire : celui de la sobriété de son auteur, dont la découverte d’une maladie neuromusculaire (altérant équilibre et coordination des membres) l’a sauvé de la noyade éthylique il y a 10 ans... “Rescapé“, Christophe Miossec ? C’est précisément le nom de son dernier disque, en 2018, et l’aveu d’incarner malgré lui sa ville d’origine (Brest), elle-même partagée entre eau et alcool.
Des vagues à l’âme, il y en avait d’ailleurs déjà dès ce premier album Boire, en avril 95. Et sa publication ne va pas seulement être une bouteille à la mer pour son chanteur (en pleine crise existentielle lors de son écriture) : son succès surprise (plus de 100 000 exemplaires vendus) et ses tournures bancales (les rimes tanguent maladroitement au grès du rythme) vont décomplexer toute une scène... Jane Birkin, Alain Bashung ou encore Stephan Eicher l’inviteront même à mouiller l’encre pour leurs propres albums.
Un succès qui étonne encore Miossec : « J’ai longtemps été dans l’incompréhension de l’impact de Boire. Je trouvais qu’il y avait des disques tellement mieux qui sortaient en même temps ! Celui de dEUS, par exemple, qui partageaient notre espace d’enregistrement (le studio Caraïbe à Bruxelles) et que j’avais écouté en avant-première… » Car même face à l’épreuve du temps, le chanteur affirme n’avoir jamais cherché à rationnaliser/comprendre. S’il s’exécute, c’est chaque fois à son corps défendant. « La musique, c’est quand même un drôle de sujet », ponctue-t-il, songeur.
Et pourtant, il y a de quoi raconter sur cet album qui « ne tombe évidemment pas du ciel »... À commencer par son écriture, entamée très en amont : « Les chansons “Non non non non (je ne suis plus saoul)“ et “Évoluer en 3e division“ – qui sont sans doute les plus “brestoises“ de l’album – ont été écrites 2-3 ans avant, lorsque j’étais journaliste à La Réunion ». Ou bien encore les rimes, pas toujours sur les temps : « Dans ma tête, le fond a toujours été plus important que la forme », sourit-il tendrement. Avant de reprendre : « Le fantôme de Lou Reed m’a toujours accompagné. Et on ne peut pas dire que sa rythmique était… académique ». Nouvelle pause. « Je savais que ça ferait hurler les ayatollahs de la chanson. » Ce fut le cas ? « On a raté… beaucoup d’opportunités (rires) »
En l’observant, le timbre bas et le geste lent, la peau aussi tannée que les yeux sont intimidés, on peine à imaginer la colère qui l’habitait alors : « J’ai 30 ans. Je galère. J’habite à nouveau ma chambre d’ado chez mes parents. » D’où l’explosion des codes ? « Je fais ce disque pour être libre. Pour pas qu’on m’emmerde… Le plus drôle, c’est qu’un type comme Jean-Louis Foulquier [animateur radio et producteur], LE pape de la chanson française, nous a tout de suite aimé… mais sans doute moins pour mes chansons que notre mode de vie ! (rires) » Si la rage et l’absence de perspectives prédominent ces premières pistes, il n’était pourtant pas question de courir après un rock dur : « Trop vieux pour ça ! À l’époque, les amplis étaient partout… Utiliser une guitare acoustique m’a donc paru être le geste le plus subversif ! »
Mais il n’y a pas que cet album qui va paraître à contre-courant – expliquant (aussi) une partie de son succès. Miossec, lui-même, se sentait alors en décalage : « Je considérais, par exemple, que l’électro était dépassée (comme quoi, j’étais un mauvais critique, parce que ça a duré…). Pourquoi ? Sans doute parce que je préférais traîner dans les rades que dans les raves ! Pas rancunier, c’est l’un des cofondateurs d’Astropolis [festival électro de Brest] qui organisera notre premier concert (rires) ».
Et cette absence de batterie, que l’on dit héritée de son amour pour Robert Wyatt ? « N’oublions pas que j’étais seul avec mon huit pistes… C’est ce qui a donné ce son particulier ! J’avais une boîte à rythme, mais j’ai très vite enlevé la caisse claire. Le reste s’est ensuite décidé avec Guillaume Jouan. Il m’a aidé à ne pas avoir peur du vide… » Un processus étonnant pour un premier album, quand cette volonté d’épuration des mélodies arrive souvent en fin de carrière (l’artiste n’a alors plus besoin d’être aussi démonstratif).
Même si certains titres portent la trace de Brest, Miossec n’aurait cependant pas été jusqu’à y inclure des bruits de la ville – à l’instar de Yann Tiersen : « Ça aurait sans doute été un peu gadget… Mais je note que sur son dernier album, on entend des oiseaux… (il sourit) C’est donc que c’est bon signe… » Plus que compatriote, les deux Brestois se connaissent bien et ont longtemps partagé un même caractère ténébreux, noyé dans le houblon. Les deux se sont d’ailleurs toujours plus rêvé musicien que chanteur : « Et c’est ce qui se serait passé, si j’avais pu trouver la bonne personne. C’était plus compliqué à l’époque… Au lieu de ça, c’est moi qui suit allé en front de scène ! (rires) Je pensais d’ailleurs que ce serait facile, parce que j’avais déjà gagné ma croûte avec l’écriture. Mais j’ai vite découvert que les chansons n’ont pas vocation à être lues… »
Une gageure qui ne l’a pas empêché d’écrire ensuite pour des interprètes aussi éclectiques qu’Axel Bauer, Dani, Mass Hysteria, Nolwenn Leroy, Maurane ou Matt Pokora… « Sans doute parce que j’ai une écriture très primitive », avance-t-il modestement. « Je n’ai jamais voulu être cryptique, ces exercices de style où tu sens que le type fait son malin… » Puis, vient le sacre : 11 chansons pour Johnny Halliday (99, 2012, 2014, 2015 et 2018). Artiste, dont il reprenait le morceau “La Fille à qui je pense“ sur Boire. Là encore, la cover est une provocation adressée à ses anciens confrères (sans pour autant arriver à déterminer si le geste était un élan de liberté ou pour saborder son passé de journaliste – il n’y avait « jamais pensé »).
Sur Johnny, Miossec est d’ailleurs intarissable, cachant mal sa fascination : « Il a fait son service militaire en Allemagne avec mes cousins. Alors, cette reprise, c’est un peu la famille… », dit-il sans rire. Enchaînant : « C’est quand même un pan de l’histoire du rock français. Sa toute première période, c’était… sauvage ! C’est un vrai enfant de la balle… Instinctif, animal… Très entouré, mais… secret. Et puis, il n’existait que via les concerts ! (d’où les fans qui le suivaient). » On comprend surtout que l’idole des jeunes agit en miroir avec celui qui avoue avoir « besoin de périodes de confinement » entre les tournées et enregistrements.
Mais revenons à cet album Boire, justement : reste-t-il des secrets de fabrication ? « “Recouvrance“ fut la 1re chanson écrite, avec Pascal Pottier au piano. S’il n’avait pas fui, parce qu’il me trouvait fou, le reste de l’album aurait ressemblé à ça… “Non non non non (…)“ est ma chanson la plus celtique. J’ai voulu reproduire un motif. La preuve que je ne suis pas un virtuose : ça ne se s’entend pas (rires) “Évoluer en 3e division“ raconte une histoire vraie. Je fus vraiment arrière-droit dans un club de foot de La Réunion, avec des types super techniques. L’idée des claps en guise de rythmique vient de la démo (le producteur Gilles Martin voulait absolument conserver l’ambiance de celle-ci). Et puis, j’adore Camarón ! Quand le flamenco joue bien, c’est fou… Sur “La veille“, ce n’est pas mon style de guitare. C’est vraiment la patte de Guillaume ! Sur “Que devient ton poing quand tu tends les doigts“, c’est évidemment parce que ça ne se faisait pas d’avoir un titre aussi long… que je l’ai fait ! »
Et la pochette, alors ? « Photographiée par Richard Dumas. C’était sa première en France ! Il avait fait celle des Fleshtones juste avant… et n’a eu besoin que de 5 clichés pour celle-ci. (pause) Un premier disque, ça vous marque forcément… Malgré les excès de l’époque, je m’en souviens très bien », conclue ainsi celui-ci qui, des excès, ne s’autorise désormais que ceux de la modestie.
Merci.