26 Octobre 2019
On reconnait souvent les (futurs) grands groupes à leur capacité à expliquer leurs œuvres et entretenir les questions – chez nous comme chez eux. Rien de mieux pour créer des aspérités qui font toute la singularité de ce rock élevé au tison.
Contrastes : opposition de deux choses dont l’une fait ressortir l’autre. Et dont la conclusion est chaque fois imprévisible, suivant l’angle adopté… Question de points de vue, d’attente ou de vécu. Ces contrastes, c’est ce qui prouve une réflexion, offre du relief aux choses, de la matière à disserter autant que la preuve d’une modestie (s’interroger, n’est-ce pas se remettre en « questions » et donc avancer ?). Mais plus qu’un doute qui tétaniserait le geste, réfléchir peut être une action collective et bienveillante qui permet de maintenir le mouvement. D’abolir des limites humaines et musicales.
C’est en tout cas ce que l’on retient de Bison Bisou, prétendants au trône du rock nordique. Ceux qui verraient dans leur style musical, la simple survie d’une expression primaire (le rock), le groupe rejette tout fonctionnement binaire. Bien au contraire : s’ils charrient les pôles, c’est justement pour prouver que des lignes médianes existent ; que, sans frontière, l’exploration reste possible. Gare donc à ceux qui voudraient trop vite les enfermer…
On aurait pourtant dû se douter dès l’énoncé : leur nom annonçait la couleur. Bison Bisou ? Tout y est : l’art de l’oxymore, la consonance, la lettre inversée qui permet un jeu de miroir graphique… Du basique faussement naïf. De la nuance, surtout. Et pour le groupe, ce totem, « ce n’est pas qu’une banale opposition, c’est un tout ! Les gens se sentent plus bison ou bisou. C’est une définition personnelle, que tout le monde peut s’approprier. Mais aussi une réponse qui peut muter selon l’humeur… tout en admettant qu’un monde sans l’un ou l’autre serait insupportable, non ? » Ni l’un, ni l’autre, mais sans doute un peu de tout ça : c’est la définition de ce groupe qui donne décidemment matière à penser autant qu’à écouter.
Car si cette culture du contraste s’inscrit à ce point dans leur ADN, c’est bien parce qu’elle est à l’origine de leur rencontre… BB, ce sont en effet cinq musiciens de générations et de styles différents (électro, post hardcore, noise…). Un chiffre impair qui refuse la bipolarité et des membres qui n’étaient à l’origine que des voisins de paliers de salles de répétition. « Finalement, nous fûmes un supergroupe avant d’être un groupe ! », précisent-ils, hilares. Or, ce n’est pas le rock qui les a réunis, mais bien « la volonté d’avoir un projet autour de l’énergie, sans aucune promesse de style. Une expression brute, mais dansante ; classique sans être simpliste. C’est tombé sur le rock, mais ça aurait tout à fait pu être autre chose ! ».
Est-ce le succès du « en même temps », cher à notre président de la République, qui fit naître cet art du ni-oui-ni-non chez la jeune génération ? On ne saurait dire, mais la description du cahier des charges a tout de l’envolée lyrique pour galvaniser les foules : « des guitares qui vrillent, une batterie qui cassent les murs et du vent dans les jambes. » A fond, la forme... Mais le fond, alors ? « L’euphorie domine, mais on n’est pas là non plus pour effacer la mélancolie. Ce sont cinq énergies qui fusionnent ! Il y a nécessairement un côté exutoire qui nous empêche d’aller brûler des bagnoles. Ce que l’on souhaite, c’est maîtriser la brutalité pour lui donner une dynamique. » On avait rarement entendu discours aussi instruit depuis quelques années, en particulier dans le rock français.
Logiquement, ce caractère mouvant se ressent en concert ; un temps fort qui, selon eux, doit avant tout être « plus authentique qu’un simple spectacle. Ce doit être une absence de compromis avec la sincérité comme forme de discours. C’est la différence entre le divertissement et l’art… » N’allez pour autant pas croire que la déclaration est clamé sur un ton intello-pédant : le phrasé est doux (parfois même hésitant) et on leur cède ainsi crédit facilement… « Ce que l’on veut surtout dire, c’est que ce n’est pas simulé » On avait bien compris, sourit-on. Prenant conscience, à rebours, de la raison pour laquelle la troupe décline tout set acoustique : la spontanéité en serait dénaturée.
Leurs textes aussi jouent sur ces angles morts. Des textes « non politiques sur le fond », nous indique-t-on, mais sur la forme : « Dunkerque, Roubaix, Lille… Nous venons tous d’un milieu populaire, de villes industrielles ! C’est pour ça que nos textes évoquent la récupération des mouvements alternatifs, la quête d’identité, notre place dans la société… Ce sont des scénarios de fin du monde, dont l’issu reste chaque fois ouverte. » Car, plus qu’une origine sociale, cette ambivalence s’inscrit, selon eux, dans une culture locale : « Dans le Nord, l’origine de la fête n’est pas si joyeuse que l’on peut croire. Il y a une part nécessaire d’oubli du quotidien. D’où les fanfares qui cohabitent avec les bars d’ouvriers... En tournant à l’étranger, tu prends vite conscience de l’universalité de certaines problématiques… C’est pour ça que nous avons pris un soin particulier, sur cet album, à faire attention à ce que nous racontions ; à choisir tel ou tel synonyme, à réorienter la tonalité et – surtout – à faire davantage correspondre le texte avec le son. »
Ce 2e album, Pain & Pleasure, se nourrit évidemment des mêmes allers-retours, propres au groupe. Là encore, son titre en dit long : « Il est simple et fait écho à tout le monde. C’est un vieux concept, réadapté au goût d’aujourd’hui. Ces deux contraires, c’est la définition de notre monde, éternel équilibre sous tensions. » Au mois, à défaut de certitudes et d’une recette déclinée, il demeure une certaine cohérence dans l’approche. Ce système de balancier entre les valeurs s’est d’ailleurs aussi ancré dans le réel, ce coup-ci. Si le groupe avait en effet déjà figé ses chansons avant le studio, il tenait malgré tout à confier le fruit de sa réflexion à « un tiers pour en perturber la narration ».
Pourtant Bison Bisou était parti « d’une page blanche, afin de renforcer la dimension sauvage des créations » et avait multiplié les détails (utilisation de trois grosses caisses différentes, deux basses, percussions, pédales d’effets sur la voix...) Qu’importe : l’objet devait nécessairement passer par le tamis du regard intérieur (chacun donne son avis sur l’instrument ou les textes de l’autre), puis extérieur (via un producteur). Ou comment, progressivement, passer du micro au macro et en élargir progressivement la circonférence.
Car si Bison Bisou reste un groupe de rock traditionnel, son genre reste frontalier. De celui qui aime autant les accords que les mélodies ; est capable de chansons, mais aussi d’expérimental. Encore des contrastes… Le chant lui-même peut parfois se muter en larsens et offrir une texture supplémentaire. Pour le groupe, cet éternel entre-deux était un choix évident : « Le rock n’est pas censé être figé. A quoi servent les solos aujourd’hui ? Le bruit peut être une mélodie et l’opposition ne devrait être notre unique définition. »
A ceux qui cependant pourraient prendre peur de ce discours soutenu, on rappellera malgré tout le sentiment d’urgence qui anime ce disque (prévu sur 10 jours, le groupe boucla cinq chansons en seulement trois jours). Et l’utilité de décélérer, après coup, via la parole. « Un disque, ce n’est pas une compilation, nous dit-on. Ni un monologue ! Et pourtant, ça reste une photographie qui cristallise 1 an ½ de travail, à raison de trois répétitions par semaine. »
Ce serait trop simple : les pochettes multiplient aussi les antagonistes. Imaginées par le bassiste, celle du LP était frontale, provocatrice ; avec une présence importante du corps ; « une nudité, mais dénouée de toute vulgarité ». Corps qui, malgré son absence d’identité, avait été censuré par Facebook... Brouillant les pistes, l’inverse fut appliqué au 1re album : un portrait, mais sans visage, ni genre ; seulement des cheveux et « une certaine idée du surréalisme en plus d’un malaise physique ».
Pour ce 2e album, la 1re idée fut de montrer l’intérieur d’un corps. Trop évident… Or ce disque fut l’occasion de changements (d’un membre, mais aussi de méthode). « S’inscrire dans une continuité graphique ou un propos trop universel, ce n’était donc plus surprendre – l’autre, mais aussi soi ». Réduire donc la tête de gondole aux simples mots du titre de l’album avait pour eux « quelque chose de religieux ». Les couleurs elles-mêmes participent de l’idée : « Nous voulions quelque chose d’acide ; que le rose vibre ; que le vert puisse ne jamais être le même suivant l’angle de la lumière. » Au final, on a une image « aussi piquante que nos guitares » et une typo qui fait « le pont entre les genres » (post-punk, hardcore…) tout en continuant à interroger.
Et parce qu’il fallait poursuivre ce jeu de miroir, c’est naturellement que le dos de la pochette montre – à l’inverse – une nature morte : « Des pêches lustrées et d’autres pourries. Quelque chose d’organique entre le fruit défendu et l’émoticône salace ».
Au groupe à qui l’on demande si cet incessant jeu de pistes ne va pas se substituer à la musique ou restreindre le public, Bison Bisou s’interrompt. « Nous avons l’impression que si nous ne faisons pas les choses, elles disparaîtront. Or, si le monde ne nous plait pas : il faut bien créer le nôtre, non ? », demandent-ils. Evidemment ! Sans prendre conscience que ce petit à petit est précisément… la marque des grands.
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