Samuel Degasne

Journaliste dépendant & théoriste musical.

Alain Damasio : « L’État n’est pas là pour nous protéger, mais pour assurer sa survie. »

Alain Damasio : « L’État n’est pas là pour nous protéger,  mais pour assurer sa survie. »

Écrivain rare, Alain Damasio est surtout l’un des plus grands auteurs de science-fiction français. Celui qui, via La Zone du dehors (1999) et La Horde du Contrevent (2004) s’inquiétait déjà des sociétés de contrôle et invitait à investir le collectif. Entre l’écriture d’une série pour Arte et celle de son prochain livre, le lanceur d’alertes parle robots, réseaux sociaux et porno, tout en conchiant Houellebecq.

XXIe siècle. Il est toujours cocasse de donner rendez-vous à un type qui ne possède aucun smartphone (prononcé « smartfaune », conséquence de ses origines lyonnaises et de son lieu de résidence depuis 10 ans : Marseille). Cocasse car l’entrevue demande de patientes correspondances et une coordination précise qui ramènent 20 ans en arrière… Ensuite, parce que l’on s’imagine toujours un spécialiste du futur bardé de technologies. Or, c’est bien parce que l’écrivain pense connaître l’avenir qu’il affirme avoir pris de l’avance sur la détox...

Le phrasé fiévreux, la diction en extase (faite de montées et de citations), les yeux gourmands et le corps généreux, il n’est pas dur de comprendre pourquoi l’artiste Rone a samplé sa voix sur son morceau “Boral vocal“ : à observer ce cerveau en ébullition, sautillant, ouvrant et fermant des parenthèses, on croirait qu’il est le fruit de son époque ultra connectée. C’est que, malgré sa méfiance technologique, Damasio n’invite pas à la lenteur : il réclame au contraire l’échange, mais préfère le fourmillement d’idées à celui des flux.

Dans le livre Ravage de Barjavel (1943), il y a un personnage qui réfute la technologie, sous prétexte qu’elle nous ramollie… C’est vous, non ?
Pas lu ! J’ai d’ailleurs peu lu d’auteurs de science-fiction, mais c’est normal d’avoir des références communes : le genre emprunte pas mal aux sciences humaines. Regardez l’œuvre de J. G. Ballard ! K. Dick… Alors, effectivement, je dirai que la techno a dynamisé l’Homme, mais que nous avons atteint LE point de dévitalisation. Que l’humanité régresse… Que nous avons perdu de notre noblesse.
Pour moi, la techno vient « outiller nos paresses ». On tente de tromper notre peur de l’abandon, de se rassurer en contrôlant notre environnement. Et puis ça donne l’espoir de dépasser notre finalité, de jouer à Dieu... QUI ne veut pas être Dieu ? C’est la « volonté de puissance » de Nietzche, malheureusement dévoyée par les Nazis : cette velléité de pouvoir plus forte que la vie. On se trompe ! La puissance, c’est “faire“. Et le pouvoir, c’est “faire faire“... Donc OUI : chaaaque nouveau pouvoir rend mou !

J’imagine que le principe du shabbat (supprimer la techno une fois par semaine) ne vous laisse pas insensible…
Je ne l’avais pas vous sous cet angle… Intéressant ! L’absence de techno permet de vivre et d’agir par soi-même. On n’a même pas eu à construire les murs de notre maison… Imaginez ! D’ailleurs, l’aménagement de l’espace, c’est aussi de la technologie, hein. Notre environnement est devenu un oignon technologique multicouche que l’on altère, où l’on compense en permanence. Un oignon que l’on ne sait plus cuisiner à notre sauce, sans risquer de pleurer… Cette couche était nécessaire pour se protéger, mais nous n’avons, depuis, pas besoin de gadget supplémentaire !
J’aime cette phrase qui dit que « l’Homme descend de la pierre plutôt que du singe »... Ben oui, quand le Cro-Magnon jette un caillou pour tuer un oiseau, c’est le 1er acte technologique ! La première fois qu’il délègue… Alors quoi ? Les transhumanistes, qui prônent l’usage des sciences et des techniques pour améliorer la condition humaine, croient qu’il nous manque quelque chose ? Moi, je pense, au contraire, que nous avons tout ce qu’il faut pour vivre une vie intense et féconde…

On peut être moderne en rejetant la techno ?
Mais la modernité, ce n’est pas la technologie, c’est la pleine conscience des enjeux ! Agir, ce n’est pas réagir : c’est – hors de tout stimulus extérieur ou de contrôle – mettre les autres et le monde en mouvement… C’est ça, “créer“ !
Le pouvoir, c’est l’externalisation des tâches. C’est un type qui commande, mais ne fait plus. Supprimons tout ce qui se fait via des interfaces ! Réapprenons à attendre, à désirer ! Moi quand j’écris, je m’isole une semaine par mois et je n’appelle pas ma famille. Ça permet de mobiliser la mémoire, de retrouver sa place.
Sinon, ça éloigne de cet aphorisme d’Épicure qui, pour moi, est une ligne de vie : « Vis chaque instant comme si c’était le premier de tous tes instants ». Ou le privilège sublime de l’enfant...

Que dire justement de cette fille qui, en rentrant de l’école, dit à ses parents : « Si vous ne voulez pas m’habiller en rose, est-ce que c’est pour me punir ? »
C’est terrible… Mais attention, par « terrible », ce n’est pas la pression sociale que j’incrimine ici… Ce sont les parents ! N’essayons pas d’extraire nos enfants de la culture populaire… Beaucoup tentent d’aménager des frontières, mais on crée aussi l’intolérance et la frustration... Et puis, à l’image du film Captain Fantastic [ndlr : où un père élève ses enfants dans la forêt selon les principes méditatifs et issus de la survie], où est le libre arbitre ? On est forcément rattrapé un jour par ces liens… Au contraire, allons-y : plus tu es confronté aux bactéries, plus tu peux te défendre !

Pour autant, contrairement à Asimov (qui a influencé le film I, Robot), vous ne souhaitez pas limiter la robotique…
En l’état actuel de nos technologies, elle l’est déjà ! Lisez le livre À quoi rêve les algorithmes ? (D. Cardon, 2015). Il évoque a mise en place d’une intelligence artificielle (IA) aux structures logiques, dans les années 90… Ben, ça reste difficilement adaptable, hein ! Même connecté à du big data comme les réseaux sociaux, il n’y aucune intelligence, aucune conscience : juste des possibilités de réponses… Ça singe le comportement humain et c’est tout !
Mais ce n’est pas ce que SONT les robots qui m’intéressent : c’est ce que nous en faisons ! C’est d‘ailleurs le thème du livre que je suis en train d’écrire : je mets en garde contre la construction d’une technologie « relationnelle ». Le fait que l’on projette des sentiments dans la machine, alors que ça reste… un esclave. Dans mon livre, une bague te connecte avec une IA qui sait tout de tes goûts… Elle peut être ta pute, ton père encadrant, ta mère… Mais l’interaction abonde tellement dans ton sens que ça va te rendre incapable de supporter les réprimandes des autres ! D’ailleurs, c’est ma théorie : plus que la peur d’abandon (est-ce liée ?) et de la liberté, l’Homme ne s’est jamais débarrassé de ses pulsions esclavagistes : il la poursuit via la technologie… Bref : Dieu ! On y revient.

Est-ce que, comme Lovecraft (qui, lui, a influencé Stephen King, Guillermo del Toro, John Carpenter…), vous trouvez que l’Homme est une forme de vie insignifiante ?
Oula, non ! Je m’inquiète seulement de l’évolution humaine... Du fait que l’on s’anesthésie, que nos capacités dépérissent... Vraiment : la misanthropie de Michel Houellebecq, je la conchie !

Philip K. Dick (Blade Runner, Total Recall, Minority Report…) pensait que seule l’empathie nous rendait humain... On devrait donc se réjouir des réseaux sociaux, non ?
Pour moi, l’empathie n’est pas humaine : c’est une condition du vivant ! On a découvert récemment qu’elle peut aussi être animale… voire végétale ! (Vous avez lu La Vie secrète des arbres de Peter Wohlleben… ? C’est fou, non ?) C’est incroyable que l’on appelle ça des “réseaux sociaux“ ! Nous ne communiquons qu’à l’intérieur d’un cercle, comme un raisin sur une grappe contrôlée par les Géants du web. Pire : quand nous interagissons, nous sommes isolés, à taper sur des cubes en plastique, sans odeur, ni magnétisme…
Pourquoi les e-mails partent le plus souvent en vrille ? Parce que la communication pysique impose de s’adapter à l’interlocuteur. On jauge, on réexplique, on affine… C’est ça, l’empathie ! Avec les e-mails, on perd 70% d’interactions. C’est pour ça que nous avons inventé le smiley avec un clin d’œil… (qui lui-même, hum, est interprétable) L’e-mail, c’est le Canderel des relations humaines ! On s‘envoie des signaux électriques, en finissant par croire que c’est l’équivalent d’une discussion au bar.
Cette perte explique en partie l’aggravation actuelle de nos relations. Or, c’est curieux : on échange de plus en plus par e-mails et sur les réseaux…

À propos de dégradation, est-ce que, comme pour la créature de Frankenstein, ce n’est pas Trump qui est le monstre, mais ses créateurs ?
Les hommes politiques sont élus à des places prédestinées. Aux États-Unis, le système éducatif est déplorable... C’est lui qui a créé Trump ! L’abondance de fake news montre bien que, malgré l’évidence, la vérité n’a aucun impact. Pire : le mensonge te conforte dans tes préjugés. C’est la stupidité élue ! Or, comme le philosophe Alain Badiou, je considère que la démocratie se vide de son sens à cause du suffrage universel… Honnêtement : qui peut croire que la majorité votante ait raison ?
Aujourd’hui, nous n’agissons plus sur la politique, d’où notre fascination pour l’interaction technologique… Encooore une fois : l’Homme s’extasie sur le verrouillage central de la voiture, sans se rendre compte que c’est un exercice puérile du libre arbitre.

Pourtant, l’État n’est-il pas là pour nous protéger ?
(longue pause) Alors, non : L’État n’est pas là pour nous protéger, mais pour assurer sa survie… Quand il y a des attentats, c’est fou à quel point ils jouissent ! Enfin, ils peuvent se positionner comme recours ! Attention, je ne dis pas qu’il y a complot (ne pas confondre cause et conséquences). Je souligne seulement que l’envol des cotes de popularité prouvent que la peur les renforce. Ça les rend légitime... Et on en profite chaque fois pour resserrer l’étau !

C’est pour ça que vous avez participé à un colloque de réflexion sur l’avenir du travail, fin janvier ?
J’ai hésité… mais écouter, relayer et enrichir une parole différente me semblait aussi précieux que sain ! J’avais d’ailleurs déjà participé à un recueil sur le sujet. On s’était rendu compte que, comme pour toutes sciences humaines, il est difficile de se projeter hors avancée technologique ! Et que l’utopie laisse souvent la place à la dystopie… Vous arrivez, vous, à imaginer ce que sera la culture du futur ? Impossible !
En tout cas, ce ne sont pas les intellos ou les artistes (dont le corps est souvent plus en adéquation avec les idées) qui ont déserté la politique : c’est l’inverse. Et je peux vous dire que le niveau des autonomes, anarchistes (etc.) est vraiment haut !

Le sommeil est-il le dernier rempart du capitalisme ?
Tout à fait. Un individu qui ne dort pas est un individu qui consomme ! Et puis, en réduisant le sommeil, il y a peu de contestation... C’est l’une des théories de la fonction du rêve : le fait que nous utiliserions cette phase pour reconstituer nos câblages neuronaux, pour affirmer l’identitaire. Rêver serait donc un rempart au bourrage de mou !

L’Angleterre – pourtant plus libérale que la France – semble plus respectueuse des horaires de travail… Pourquoi ?
Je ne sais pas. Mais au jeu des différences culturelles, précisons – on l’oublie souvent – que la France est parmi les pays les plus productifs ! D’ailleurs, anecdote amusante : j’ai travaillé au Japon. Même si c’est empirique, les rites y sont… troublants. Entre le porno maté collectivement en salle de réunion et le passage obligé au bar où l’on espère que le collègue sera saoul avant vous et se lâchera sur la direction... On voit bien que s’y joue parfois l’honneur et le refoulement.  Mais, passons… Un Japonais, avec qui nous dissertions, m’a expliqué sa vision : quand un feu est rouge en Allemagne, aucun piéton ne traverse ; en France, c’est l’inverse évidemment ! Et au Japon ? On traverse que si un autre le fait… Incroyable, non ?
Bien que non scientifique, l’anecdote m’a fait prend conscience de la dimension grégaire du peuple japonais. Mais aussi de la stratégie de contradiction naturelle de la France. On aime dire non ! La preuve : dans les cercles intellos, on souligne plus les différences de points de vue que les convergences. Paraît-il que ça viendrait de l’esprit de cour, de notre tradition des courtisans…

Et la sexualité ? Elle peut aussi être liée à des enjeux techniques, économiques ou culturels…
Je suis d’accord avec Michel Foucault quand il dit que la société prétend être libérée, alors que les discours et les corps ne le sont pas... Là aussi, on a régressé par rapport aux 70s ! Cette catégorisation rigoureuse des fantasmes sur YouPorn, PornHub (etc.) est flippante… Et puis cette consommation est encore une fois virtuelle... Elle ne génère pas de dynamiques !
On le voit bien dans le livre Cerveau augmenté, homme diminué (2016) de Miguel Benasayg : il y a de plus en plus d’hommes qui ne voient pas ce qu’ils ont à gagner dans une relation, préférant le papillonnage favorisé par les applications de rencontres. CQFD : la technologie réinvente sans cesse notre rapport au monde, aux autres et à soi… Il est nécessaire de s’interroger sur ses répercutions.

Vous vous êtes rendu à Nuit Debout, Notre-Dame-des-Landes… C’est important pour un auteur d’être dans l’action ?
Bien sûr, j’utilise moi-même Google ou Wikipedia (et, autrefois, la bibliothèque de Beaubourg…), mais le terrain est toujours plus complet qu’un article journalistique. J’ai donc pu observer, près de Nantes, une société autogérée... Fascinant. Physiquement, tu sens que les gens sont « vivants ». Les corps sont habités. Ce n’est pas du tout une bande d’illuminés ! Mais attention : ça restait une élite, hein… Et puis, il y avait, certes, une maison commune pour les repas, mais beaucoup conservaient une caravane individuelle... C’est sans doute la leçon à retenir : la vie en groupe ne peut être maintenue qu’en préservant l’individualité… qui s’enrichit AUSSI grâce au collectif ! Voyez, comme pour la technologie : tout est une question d‘équilibre.



Photo : Denoual Coatleven

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