16 Février 2019
À peine née, l’abandon d’Elisapie sur un tarmac fut à l’image de celui de son peuple en territoire québécois : une de ces histoires dont on ne parle pas... Jusqu’à ce que la pop-folk de cette artiste inuit en brise l’omerta.
« Nous sommes un des peuples les plus été étudiés au monde... Comment peut-il encore exister des clichés ? », lâche Elisapie Isaac dans un sourire qui cache mal ses fêlures… La situation est d’autant plus gênante que l’entrevue se situe au nouveau Centre culturel canadien de Paris, en marge du festival Aurores Montréal. Si les épais murs immaculés rappellent l’âpreté du Grand Nord, l’opulence cache une autre réalité : celle de certaines réserves qui n’ont « même pas d’eau potable, de psychologues ou d’écoles au niveau suffisant »… Que dire alors de cette chanteuse qui, malgré son appartenance administrative, ne se sent elle-même pas Québécoise ?
Cette ironie, les Inuits s’y sont habitués... Et c’est avec le même sourire aux yeux noirs et aux pommettes mouchetées qu’Elisapie explique que « nos vies ayant moins de valeur, on a même fini par croire que c’était normal ! » En cause : ce préjugé récurrent sur leur statut d’assistés dans les réserves… « Quel argent ? Les gens sont si pauvres… On récompense l’abandon ! Celui de nos terres et nos rites… » L’ironie, toujours.
Cet arrêt du mode semi-nomade, c’est justement ce qui, selon elle, a « empâté les corps et les cerveaux ». Pas étonnant que sa mère adoptive, quand le manque se faisait trop fort, dressait une tente au milieu du village, histoire de. Et qu’il y a nécessité à invoquer ces vies oubliées et ces destins inachevés via une pop-folk épurée toute en échos... Pourtant, Elisapie reste une sang-mêlé et a succombé à la « tentation du Sud » en quittant son village inuit d’un millier d’habitants, il y a 20 ans… Le besoin de comprendre était trop grand. C’est un poste de journaliste qui a pu l’épancher momentanément avant de se rendre compte, en fouillant les archives vinyles de Radio-Canada (CBC), que ses chansons étaient un miroir inconscient aux musiques autochtones. Similitudes qu’elle attribuait jusque-là aux messes anglicanes de son enfance.
Des artistes inuits, ce n’est évidemment pas la première à sortir du bois. Notons Charlie Panigoniak dans les années 60, dont la première guitare était une boîte de conserve. Puis, Susan Aglukark et Tanya Tagaq Gillis, le duo Tudjaat ou le groupe Pamyua qui ont su inclure ce chant de gorge traditionnel à la musique pop. Mais rarement, avant Elisapie, le trait d’union n’avait été aussi en pointillés vers la modernité... Ce 4e album autoproduit, The Ballad of The Runaway Girl [« la ballade de la fugueuse », beau résumé] joue de ces singularités : mélangeant inuktitut, anglais et français ; imposant un musique désertique aux rythmiques ancestraux ; des syllabes s’étirant et s’épanchant sur des pans autobiographiques. « Je voulais quelque chose de brut et d’animal, d’intime, enregistré dans un chalet... Et deux guitaristes qui accepteraient de danser ensemble. »
Petite-fille d’un grand chasseur, Elisapie sait manifestement comment vous ouvrir le cœur : « Il faut s’intéresser à notre regard sur vous… et non l’inverse ! Être Inuit, c’est une façon de penser avant d’être une peau de bête et un igloo. C’est une manière de vivre le moment présent, ses saisons, de mieux gérer ses aînés, de veiller à ce qui ne manque pas d’air soient la tête et les poumons… Mais j’ai toujours préféré aux cours théoriques, les discussions ».
Ce réveil identitaire, est-il pour autant collégial ? « Il faut voir comment le tambour est réapproprié ! Autrefois, on en a même tué les pratiquants, sous prétexte que c’était un instrument de sédition... Aujourd’hui, la jeune génération a enfin le droit d’avoir des émotions… » Concluant dans son éternel sourire : « Quoi de mieux pour les exprimer que la chanson ? » Puisse-t-elle avoir raison.
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