9 Juin 2018
Madagascar est une terre de contrastes et de légendes, dont les ricochets se confondent aujourd’hui avec la corruption généralisée, le décor “carte postale“ (ou pas) et la musique de haute volée... De quoi (se la) raconter au coin du feu avec un mélange de fierté et de nostalgie au coin des yeux. Tu m’crois pas, hé ? Direction la 5e édition du Libertalia festival et ses twists narratifs aussi improbables que fantasques.
Rien de tout ça n’est réel. Ça ne peut pas… exister ! On a beau se le répéter, façon mantra, rien n’y fait… Pourtant, on avait déjà couvert trois éditions de ce festival impossible, situé en banlieue africaine. Ce pari fou et incertain dans un pays abandonné, plus grand que la France, à peine électrifié.
On avait alors discuté avec des flics qui louaient leur kalachnikov aux voyous, disserté avec le comité anti-corruption de l’actuel maintien des castes et de l’esclavage à la capitale, dansé sur du Jean-Jacques Goldman avec des prostituées occasionnelles, assisté à une reprise lourde de sens de “I Will Survive“ dans une cave sans fenêtre, vu à l’œuvre les multinationales piller les richesses à coup de rétro-commissions politiques, écouté avec curiosité les récits portant sur les cérémonies du retournement des morts [une ré-inhumation rituelle, responsable épisodique du retour de la peste] ou encore enlacé cet enfant souhaitant un câlin avant de s’endormir sur le trottoir de l’hôtel… Et pourtant ! Pourtant, à chaque voyage, on détecte de nouveaux angles morts, des contradictions, des complexités qui appellent à la nuance et à un approfondissement boulimique. Et cette phrase, d’une sœur religieuse croisée sur place : « Plus on connaît Madagascar, moins on la connaît ». Pertinent.
Délocalisé pour la 1re fois sur l’île de Nosy Be, on se croyait débarrassé, cette année, de cette éternelle tension violente de la capitale qui mord autant la peau que le soleil et dont le refoulement s’opère via la sexualité. Fini Antananarivo, métropole décharnée et lieu des révolutions de palais : direction le paradis ensablé. C’était vite oublier que rien ne se perd… tout de transforme.
Le Libertalia festival ? Même sa genèse est folle ! Ou comment un ancien prisonnier politique, ex-producteur de cinéma malheureux, prend sa revanche sur l’Histoire... Il y a plus de 30 ans, cet homme, Gilles Lejamble, était sur le point de concrétiser un projet de film, réalisé par Marco Ferreri et avec Gérard Depardieu. Le pitch : une histoire vraie de pirates, lassés des combats contre les corsaires et ayant créé une société libertaire et éphémère, non loin de Nosy Be. L’extrémité sud du globe semble en effet idéale pour un nouveau départ… jusqu’à ce que les natifs de l’île mirent fin à l’utopie dans un bain de sang. [toute ressemblance avec des événements existants est fortuite - sic]
Hélas, la co-production italienne se retire précipitamment lorsque le pays se voit secoué par de violents affrontements à coup de têtes coupées. Et même si la production suivante de Gilles [Tabataba de R. Rajaonarivelo, 1988] fut le seul film malgache programmé à Cannes jusqu’en 2015, l’entrepreneur mit 20 ans à en rembourser les traites... Aujourd’hui, Gilles est l’un des distributeurs de médicaments génériques les plus importants du sud-Afrique. Ce n’est pour autant qu’il a oublié son premier échec… Lorsqu’il décide de créer sur ses fonds propres une société de production musicale, un studio d’enregistrement et un festival pour faire connaître les richesses de l’île et donner des repaires culturels à une jeunesse en perdition, c’est naturellement qu’il adopte le nom de “Libertalia“.
À peine arrivés, le périple 2018 commence à Hell-Ville (ça ne s’invente pas), où l’on accueille les artistes qui ayant traversé Madagascar en bus, puis pris le bateau pour effectuer la traversée vers l’île voisine. Soit : 20h de trajet au compteur quand, venant de Paris, nous n’en comptons qu’une quinzaine avec escale. Sur le port, le soleil est vif, le ciel azur et les zébus galopent entre les voitures… Dépaysement. S’en suit un cortège vers le lieu du festival, après avoir parcouru l’île avec sono et speaker sur le toit afin de faire de la retape dans chaque village traversé. Pour la discrétion, c’est raté.
Des artistes programmés, il manque d’ailleurs à l’appel Jaojoby Eusèbe, un des plus importants du festival. Lui, a fait le choix de venir en voiture, après avoir assuré un bal, la veille, jusqu’à 5h du mat’. Pour copilote : le trompettiste. À l’arrière ? Le guitariste ronflant… Le repos est de courte durée : en plein forêt, la voiture claque ! Que faire ? Heureusement, un routier reconnait l’artiste, puis tente de le remorquer… avant de lui arracher tout l’avant de la caisse. Après quelques péripéties, Jaojoby arrive enfin à bon port le 2e jour du festival, avec son éternelle bonne humeur et une histoire de plus à raconter… Lunaire, que l’on vous dit.
Et que dire encore de cette Napolitaine, habitant sur place depuis 6 ans et qui nous détaille ses (nombreuses) acquisitions immobilières ou l’aide financière apportée à un dispensaire pour enfants ayant des malformations aux pieds, depuis un gigantesque 4x4 détonnant avec la modestie alentour. Et d’une conduite “sportive“ qui aura tristement la peau (ou plutôt la carapace) d’une tortue sexagénaire… Étonné par l’étendu de ses possessions, on nous répondra que c’est é-vi-dem-ment la Camorra [une des plus vieilles mafias italiennes], sans que l’on puisse savoir si c’est du lard ou du zébu... Que l’île n’est pas exempte de Corses ou Italiens pratiquant le blanchissement d’argent. Haussement d’épaule de l’interlocuteur… Vrais mafieux ou légende : tant qu’ils financent la vie locale, aucune raison de remettre en cause la cohabitation.
Et c’est avec le même flegme que l’on nous prévient de l’arrivée d’un chaman pour faire fuir la pluie pendant la durée du festival ; que ce petit banc de poissons ridicules, que l’on tente de perturber avec le pied, est capable de vous paralyser la jambe pendant plusieurs jours ; ou encore qu’un stand de dépistage du Sida sera présent sur le site [sur 350 personnes testées, 10 seront positives]. Pas plus que la scène sur pilotis mangeant sur l’eau ou le ministre du Tourisme destitué par voie de presse quelques minutes avant son allocution, on n’avait encore jamais vu ça…
Et côté musique, que fallait-il retenir ? Quasiment tout ! Le niveau est devenu exponentiel au fur et à mesure des éditions, à l’image de ses changements de lieux. En quelques années, on est passé de l’étage d’un club de jazz, au parking de la gare, puis du Hilton… pour finir sur la plage paradisiaque de Madirokely avec pêcheurs, dauphins, lémuriens et anacondas, non loin de la (petite) production du meilleur cacao au monde. Parmi les programmés : du hip-hop, du reggae ou du rock, digérés localement... Les contrastes, toujours.
Pour peu que l’on exclue l’inclassable et indétrônable Jaojoby [roi du salegy, ce rythme typique avec une signature rythmique 12/8 et dont le pulse est variable selon les régions de l’île], notons au doigt mouillé un trio de tête aperçu au festival : le blues/soul du beau gosse Hans Nayna (île Maurice), le grunge/hardcore 90s resté intact de Pamplemousse (La Réunion) et surtout l’électro-pop solaire de Kristel (Madagascar).
Cette dernière est d’ailleurs sans doute l’une des meilleures opportunités de la périphérie africaine et une option d’export crédible. Arte ne s’était pas trompé en invitant cet hiver le trio lors de ses concerts filmés à l’Institut du Monde arabe : le naturel et l’énergie scénique de son leader féminin (une bassiste au large sourire, passée par le jazz), leur musique moderne et apatride, voire les thématiques universelles soulevées, font rapidement oublier que l’artiste s’exprime dans ses morceaux en malgache… Bluffant.
Assez, en tout cas, pour y revenir plus largement dans un prochain numéro du magazine Longueur d'Ondes.