25 Novembre 2017
Après le succès inattendu de The Dizzy Brains aux Trans Musicales 2015, les regards sont logiquement braqués sur le Libertalia music festival qui a fait émerger ce groupe de rock malgache. Ou comment l’ancienne colonie française, devenue un des pays les plus pauvres et corrompus du monde, travaille malicieusement sa survie.
La révélation The Dizzy Brains
Mai 2015 : 3e édition du Libertalia music festival. Là, sur un des parkings de la capitale (Antananarivo) et par 8°C, déboulaient 4 gosses ne connaissant leur batteur que depuis 15 jours et pourtant capables de rivaliser avec les Stooges. Pour la première fois dans le pays, les références tropicales étaient délavées, le discours contestataire et l’action résolument tournée vers l’export. Quant à leur rock’n’roll/garage, il tenait du miracle dans une île électrifiée qu’à 23% et faisant pourtant 1,5 fois la taille de l’Hexagone…
6 mois plus tard et ayant appris leur tour de force, les Trans Musicales accueillaient la troupe. Les Dizzy y découvrirent l’Occident : les trois repas par jour, les caddies des supermarchés, la possibilité de casser des micros et les éternels « Êtes-vous punks ? » des journalistes auxquels ils répondaient étonnés : « Non, mais le pays nous y oblige... » Une parenthèse dorée que le programmateur du festival, Jean-Louis Brossard, prolongera en les adoubant « révélation de l’édition ».
Car l’aventure n’a pas seulement donné l’occasion de prendre pour la première fois l’avion et découvrir la mer (!), elle permit aussi de sortir un disque, visiter quelques pays (Corée, Pays de Galles, Maroc…) et réaliser une soixantaine de dates (maMA, Solidays, Printemps de Bourges…) en moins d’un an, dont Le Petit Journal (Canal+), encore présenté par Yann Barthès. Atteignant ainsi une fulgurance qu’aucun Malgache n’avait connu jusqu’alors...
Toujours en phase ascensionnelle, le groupe a découvert le Québec il y a quelques mois, via son immense Festival d’été (avec The Who, Metallica, Gorillaz, Muse...). Avant de s’envoler à nouveau vers le Maroc puis la Corée (où ils collaboreront avec les locaux Galaxy Express) à l’automne, les Dizzy sont en train de peaufiner leur deuxième album, avec un rapprochement non fortuit avec Denis Barthe, batteur des ex-Noir Désir.
(Libertalia music / X-Ray productions)
Gilles Lejamble (Libertalia Music)
En réussissant à placer l’un de ses poulains sur la cartographie rock, les demandes d’accréditations étrangères se sont logiquement multipliées au Libertalia music festival, modeste événement de 3 000 visiteurs répartis sur trois soirs.
Il faut remonter en 2013 pour en comprendre la genèse… Alors que le pays est aux mains d’un président non élu et dont l’État préfère se servir que redistribuer, le patron de la seule entreprise de médicaments génériques souhaite allier sa passion à une intuition tenace : la culture, créatrice de repaires et vecteur de valeurs, pourrait redonner un brin de fierté à la nouvelle génération, voire libérer la parole... L’ancien prisonnier politique sexagénaire sait trop comment des Johnny Clegg (Afrique du Sud) ou des Midnight Oil (Australie) ont pu médiatiser une triste réalité snobée par la scène internationale.
Ainsi, en quelques années, Gilles Lejamble (avec l’aide du producteur Christophe David) a créé un label et un studio d’enregistrement – le seul de l’île et où a été enregistré l’album des Dizzy Brains – en parallèle de son festival. Le tout ? Exclusivement financés sur ses fonds. Pas étonnant que son frère (Brice) exerce des fonctions au Comité pour la Sauvegarde de l’Intégrité, un organe indépendant (financé par la Banque mondiale, l’ONU…) en charge des propositions de réformes. Bien que Gilles s’en défende, son action comporte une dimension politique indéniable dans un pays où l’industrie musicale est inexistante et les sauf-conduits tout aussi rares.
Or, cette jeunesse – déconnectée des préoccupations du pouvoir – est justement au centre des attentions. Et pour montrer l’exemple, quoi de mieux lors de l’édition 2017 que l’invitation des fougueux Kokomo (Nantes) et des engagés The Inspector Cluzo (Mont-de-Marsan) pour montrer l’exemple ? En commun : l’indépendance, l’exigence et l’économie de moyens.
> Label
La relève : Kristel + No Mady
Pas d’édition en 2016, l’année ayant été consacrée aux Dizzy Brains. Mai 2017 a donc marqué le retour du festival pour une 4e édition s’achevant sur un constat unanime : en 5 ans, ce n’est pas seulement le niveau des groupes qui a explosé, la palette des propositions s’est aussi enrichie. Hip-hop, metal, funk… Des scènes émergent et s’affranchissent enfin des nombreux styles endémiques de l’île. Et parmi la dizaine de formations, deux pourraient avoir l’attention des programmateurs européens…
Kristel, tout d’abord. Femme bassiste et leader de son trio, l’artiste a longtemps exercé dans plusieurs backing bands, éclipsant les différents frontmen par son charisme. Sous influence Prince ou Skunk Anansie version tropicale, Kristel a pourtant connu plusieurs faux départs. Question de timing. Avec l’actuel enregistrement d’un 4 titres par Jean Lamoot (Bashung, Noir Désir, Dominique A…), et ce, même si le discours reste parfois à muscler, elle pourrait enfin concrétiser l’évidence. Surtout lorsque l’on apprend que l’opération se réalise sous le haut patronage de Nicolas Auriault (Mano Solo, Zebda...) et de Marc-Antoine Moreau (Amadou & Mariam, Africa Express, Manu Chao…).
Le groupe No Mady, ensuite. Et, déjà, quelques singularités : une femme guitariste (fait rare sur place), qui plus est homosexuelle (l’un des plus grands tabous de la culture malgache) et intellectuelle (une maîtrise en ornithologie). Ne manquait plus que leur power électro-grunge (lui aussi, inédit dans l’île) pour enfoncer le clou... Pour autant, et même si elle revendique son appartenance, la chanteuse n’a pas choisi la voie contestataire des Dizzy, préférant le fond à la forme. Car c’est bien dans un élan pacifiste qu’elle invite à pratiquer l’amour libre, à rejeter le racket des sectes et à lutter contre le poids des traditions…
L’avenir
De Mathieu Chedid, en passant par Manu Chao ou Damon Albarn, tous connaissent l’incroyable vivier artistique de cette Afrique multiple, renforçant les allers-retours pour y puiser inspiration et collaborations. Libertalia music est à cette image. Il y a bien sûr la volonté de déplacer l’épicentre de programmation africain (Mali-Sénégal). Mais, surtout, le festival mêle à son action une dimension sociétale bienvenue – en témoigne le partenariat avec l’association française Solidarité Sida – loin de nos cynismes occidentaux.
À raison : sur place, si les élans créatifs sont souvent sous-estimés, voire parfois dictés par la survie (à Madagascar, certains flics louent leur kalachnikov aux voyous et l’actuel président est l’ancien comptable de trafiquants de bois rose…), tous restent sincères. Pour ne pas dire prolifiques…
Lequel de ces deux essais sera transformé ? Réponse cet hiver : Kristel est attendue au maMA event (Paris) et aux Bars en Trans (Rennes), tandis que les No Mady pourraient créer la surprise aux Trans musicales en fin d’année. En attendant, l’île continue de retenir son souffle…