8 Janvier 2017
Écrivain de science-fiction rare dans les médias comme dans ses parutions, auteur notamment du Dune français (La Horde du Contrevent, 2004) et cofondateur d’une société de jeux vidéo (Dontnod Entertainment), l’ermite décroissant et multi-primé a tout du savant fou : regard habité, débit halluciné et sujets jouant les saute-moutons (VIe République, Nuit Debout, transhumanisme…). Samplé par Rone, multipliant les projets cross-média (Les Furtifs) et courtisé pour des adaptations avec Jan Kounen et Marc Caro, le Lyonnais vient de clôturer un livre (Fusion)… qui ne sortira jamais.
Vous êtes un des écrivains de science-fiction les plus appréciés. Pourtant, à relire La Zone du dehors (1999), on vous imaginerait plutôt auteur politique. Votre premier livre donne en effet envie de descendre dans la rue pour tout brûler…
Ha ha ! Je suis venu à la science-fiction par la politique... Et dans l’idée, oui, de faire passer un message ! Mais surtout, soyons clairs : je suis un philosophe raté, comme David Lynch voulait être peintre et se révèle cinéaste de génie. C’est ce ratage qui me nourrit justement… Prenez Deleuze : 5 pages de post-scriptum que l’on a mis 5 ans à comprendre ! Hop. Pareil pour Nietzsche ! On est vraiment dans le rôle de passeur, là. Les philosophes, c’est le parfum. Moi ? Je ne suis que l’eau de toilette…
D’autant que, pour un type qui parle régulièrement de l’avancée des technologies, vous ne possédez pas de portable…
Je me prive seulement de ce qui m’interdit d’être humain ! La technologie doit optimiser et non remplacer... Et lorsque je m’isole pour écrire, ce n’est pas de l’autisme, mais du conditionnement. J’y suis contraint : dans ma tête, il y a une radio intérieure que je n’arrive pas à stopper. Même la contemplation, c’est impossible pour moi ! Tu me balances une info ? Il me faut obligatoirement plusieurs points de vue. J’éponge tout… Je serai incapable de méditer ! Et chaque discussion est un matériel que je contorsionne. C’est pour ça qu’il me faut vérifier longuement des intuitions auprès de scientifiques. Prendre le temps de.
À quel moment, donc, arrêtez-vous de réécrire un paragraphe ?
Quand le mouvement est naturel. Quand la syntaxe est en colère ! Il faut que la tête sorte du réel. Et puis, bien sûr, que le style corresponde à l’idée transmise (dans le genre, Foucault était un extraordinaire styliste !). Ça peut me provoquer des moments d’euphorie, de pleurs (de joie, hein)… Je le dis souvent : parler à un auteur n’a aucun intérêt ! Hé hé. Tout-est-dans-le-livre ! On y cristallise la meilleure version de nous-même.
Certains vous ont découvert à travers le sample de votre voix sur la chanson « Bora vocal » de Rone…
Quand j’ai écrit La Horde (…), j’étais isolé dans le maquis corse pendant 3 ans. Quand je faisais des sauts à Paris, j‘avais donc une soif de rencontres ! L’idée du collectif, dans le livre, est venue de là. C’est pour cette raison que je m’enregistrais. Dès que tu parles, tu étends la solitude plus loin (même si, au final, je ne réécoute jamais…). Ça t’ouvre un espace. Un paragraphe de 10 lignes, ça me prend 2h. Relire un chapitre à voix haute, c’est avoir une vision globale de la symphonie ! Une de ces cassettes est tombée dans les mains de Rone, alors animateur 3D, lui donnant le déclic pour devenir dj… Il m’a fallu 4-5 ans pour comprendre ce qui touchait les gens dans cette chanson. Sans doute l’énergie. La sincérité.
Parfait pour quelqu’un qui apporte de l’importance à la musicalité des mots, non ?
L’écriture, c’est de la percussion ! Or, je suis comme les peintres qui s’éloignent du figuratif : je préfère de plus en plus le signifiant au signifié, la sonorité à l’exactitude sémantique. Je me base sur des constellations de mots pour exprimer une sensation. J’ai donc réappris les consonnes, les nasales… Par exemple, les rôles féminins ont plus de « l ». C’est plus rond, plus enveloppé… D’autres personnages, plus bruts, vont multiplier les « p » et les « b », avec ce gaz coincé sur la glotte... La description du vent est remplacée par la ponctuation… Ou encore : je mélange les pronoms pour illustrer les maillages de la surveillance interpersonnelle…
Pourquoi, du coup, ne pas écrire des chansons ?
C’est en cours avec Jacques Auberger (co-auteur de titres avec Superpoze et Flavier Berger) ou Rone. Ce qui me bloque : c’est le côté incantatoire du bordel… Je préfère le slam, quelque chose de concassé, avec des résonances qui rebondissent. Mais oui, si je n’ai pas la mémoire de mes textes, je me souviens par contre de la tonalité des passages, des montées. Si ça part en zig-zags... Bam ! Comme une ville enfouie, dont je ne me souviendrai des rues que lorsque je les parcoure à nouveau.
La société de contrôle, décrite dans vos livres, est de plus en plus réel… Alors, heureux ?
J’ai un plaisir pervers à voir les choses s’accomplir. Mais également celui de comprendre et l’envie de m’en détacher, comme une double pulsion contradictoire ! Le contrôle vient combler une incertitude. C’est le vrai problème de notre société ! Quand on regarde les SMS de sa copine, ce n’est pas par envie de contrôle, mais pour se rassurer… Il y a une peur panique de la liberté ! Les gens ne sont pas prêts à la révolution… C’est tout le génie de Spinoza, que l’on se rapproprie enfin : le pouvoir est triste. Le journal de 20h est construit autour d’une culpabilisation. Les vœux de l’Élysée sont sur l’affect : la crise en intro, l’espoir en conclusion... C’est une prison mentale, merde. « Empuissantons » la joie ! La crise n’empêche pas de créer…
C’est ce qui vous a intéressé dans Nuit debout ?
Oui ! J’y ai été pour contribuer. Ce fut une première respiration après une séquence anxiogène post-attentats et loi ultralibéralisme du travail… Quoi qu’en soit la finalité et les maladresses (font chier avec leurs assemblées générales), il faut effectivement partir de l’entre-soi. C’est un terreau qui prendra dans quelques années et un début de politisation des jeunes… Attention, les intellectuels n’ont pas déserté ! Oula, non. C’est juste que le PS est tellement dégradé que ça n’attire plus les intellos. Nuance… Même Mélenchon, hein. Franchement : il faut détruire cette république ! On est à-la-fin-d’un-cy-cle. Dégageons vite cette nomenklatura et le suffrage universel…
Et la mise en garde alarmiste d'Hawking sur l'intelligence artificielle (IA). Vous en pensez quoi ?
C’est infantile, voire régressif. Sans doute pollué par le para-religieux américain (du type : « il existe des créatures supérieures à l'humain, à commencer par Dieu »). C’est une régression animiste consistant à attribuer aux machines une âme, des émotions, des intentions… alors qu'il ne s'agit que de circuits imprimés à logique binaire ! C'est parfait pour la SF, hein, mais aujourd’hui c'est ri-di-cu-le et infondé en l'état actuel de nos techniques (silicium, électricité…). On pourrait, à la rigueur, redouter des créatures génétiquement modifiées, mais certainement pas des IA ! La programmation est trop procédurale pour créer de l’auto-réflexivité (sentiment ontologique, interaction avec la conscience…).
Par contre, des IA qui assassinent, des IA qui déclenchent par bugs des accidents (nucléaire, militaires, transports…), c’est évidemment imaginables. Là-dessus, l'alerte d'Hawking doit bien sûr être écoutée ! Mais la prévalence ultra-crétine de la gouvernance algorithmique en vogue dans la Silicon Valley fait peur, oui.
Plutôt que dénoncer l'infobésité et la déshumanisation induite par certaines technologies, la menace à notre évolution ne serait-elle pas les religions ?
Elles restent un opium ultra-efficace et à même de nous pousser à nous entre-détruire, sans besoin d'aucune technologie élaborée… C’est vrai ! Mais la menace est renforcée dans le transhumanisme, où l’on mélange pulsion religieuse et techno-capitalisme sans complexe. Croire en la supériorité de la machine, c'est un affect tout à fait religieux de dépossession ! Une tendance à la servitude volontaire et au renoncement… Nous ensevelir dans le big data, puis nous rassurer avec un dieu algorithmique qui réordonnerait le chaos que nous avons créé nous-mêmes ? Ha ha. Joli coup, les gars !
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Photo : Michaela Cuccagna