14 Mai 2016
Derrière la sortie du premier album de The Dizzy Brains, révélation punk des Trans Musicales et repérés par Longueur d’Ondes dès juin 2015, se cache un producteur malgache : Gilles Lejamble. Lui et son frère (Brice) ont décidé de changer leur pays – l’un des plus pauvres et corrompus du monde – à leur manière : médicaments génériques et label de musique pour l’un, cours de bonne gouvernance au président élu pour l’autre… Rencontre.
// GILLES
Chemises fleuries, corps fin, sourire suspendu à de larges montures, yeux pétillants… Le chef d’entreprise a tout du héros fuyant les honneurs dès que la conversation devient sérieuse. Avec le second degré comme rempart à l’immodestie. Pourtant, son parcours impose le respect. À commencer par son passé d’ancien prisonnier politique et d’ex-producteur de cinéma : « Paru en 88, Tabataba (R. Rajaonarivelo) fut le seul film malgache programmé à Cannes jusqu’en 2015 ». Il a mis 20 ans à en rembourser les traites...
Écœuré, il part faire des études de pharmacien en France, avant de finalement revenir au pays pour s’installer à son compte. 17 ans plus tard, Gilles a une prise de conscience : « Tous les jours, des Malgaches venaient avec leur ordonnance, mais repartaient sous pouvoir acheter ». Il crée alors la seule société de distribution de génériques de l’île (Medico, une cinquantaine d’employés). L’espérance de vie l’en remercie sûrement...
Oui, mais voilà : au bout d’une dizaine d’années, Gilles s’ennuie. Et souhaite lutter plus activement pour la reconnaissance de son pays. Amateur de défis et passionné de Franck Zappa, il crée donc un mini-festival de musique en 2013.
Son idée ? « Ne pas obtenir de subventions – on ne fait pas de mendicité –, mais développer des groupes et passer le relais. Je reste persuadé que les problèmes du pays sont aussi dus à une perte de repaires culturels. Quoi de mieux que la reconnaissance d’artistes à l’international comme lien intrasocial et vecteur universel ? » Un investissement à rotation lente, dans un pays qui possède parmi les meilleures pointures du jazz, mais où il n’existe aucune filière professionnelle. D’où l’idée d’inviter journalistes et programmateurs, plus habitués à faire leur marché au Mali, Sénégal ou à La Réunion (pourtant île voisine).
Trois ans plus tard, le label Libertalia-Music a bien grandi. Et côté signatures, la structure alterne groupes traditionnels et formations rock, punk ou reggae…
Quant au studio d’enregistrement, monté avec l’aide d’un producteur réunionnais (Christophe David), l’on demande alors à Gilles s’il n’est pas cynique qu’Universal Music s’y ait intéressé uniquement pour son faible coût. « Tant que nous faisons partie du jeu, c’est l’essentiel », philosophe l’altruiste dans un nouvel éclat de rire. L’Histoire lui donne raison : en six mois, les quatre gosses de Dizzy Brains sont passés du bar de vingt personnes aux milliers de spectateurs des Trans Musicales, voire aux millions de ceux du Petit Journal de Canal+...
// BRICE
2015. Avec un même rictus au coin des lèvres, le ton du frère se fait tout de même plus grave. Il y a de quoi : Brice appartient au Comité pour la Sauvegarde de l’Intégrité (organe indépendant financé par la Banque mondiale, l’ONU…) Si au début, la structure s’occupait de l’anti-corruption (« Il y a du travail pour 1 000 ans, ici ! »), le CSI a désormais en charge les propositions de réformes. « Une mission difficile, car les enjeux sont cruciaux et remettent souvent en cause les acquis de l’État. D’autant nous ne sommes pas un organe de contrôle, mais de conseils... »
Selon Brice, les principaux écueils du pays sont « le non-développement économique – la bourgeoisie est rentière, n’entreprend pas et place son argent ailleurs ; les conflits d’intérêt des députés (ex. : récemment élu, un célèbre trafiquant de bois rose bénéficie aujourd’hui de l’immunité parlementaire) ; ou encore la corruption des magistrats. » Le frangin évoque même des campagnes présidentielles « plus coûteuses que celles de Sarkozy et Hollande réunis », en échange de « deals sur les mines et le pétrole ». Avec les arnaques « mafieuses » habituelles, comme le « détournement des fonds liés au ramassage des ordures », plongeant certaines villes dans l’insalubrité.
Comment alors rénover en profondeur ? « Notre seule arme, ce sont les bailleurs de fonds. La politique malgache – obsolète et paternaliste – ne craint personne, sauf la communauté internationale. Il n’y a même plus de confrontations idéologiques entre partis ! »
À se demander pourquoi le peuple ne se soulève pas… « Le pays (ndla : 1,5 fois la superficie de la France) est trop grand pour créer une unité. Et courber l’échine fait parti de notre culture. La preuve : très peu de plaintes sont déposées ! Tous espèrent que, si l’un ferme les yeux, il y aura réciprocité… »
Existe-t-il pour autant un espoir ? « Pas à courte terme, mais la nouvelle génération est plus connectée, plus en lien avec son époque (exemple côté slam). Nous n’avons pas de frontière, ni de guerre, ni de tradition de violences comme dans certains pays arabes. Nous devrions donc pouvoir nous en sortir, comme ont réussi d’autres pays africains. Et en finir, enfin, avec les révolutions de palais… »
Comme quoi, de leur adolescence militante aux désillusions qui ont suivies, les deux frères Lejamble ont finalement répondu à leurs premiers idéaux : agir sur le développement d’une somme d’individualités. En l’occurrence, leur pays... Faire de la politique, la vraie, sans en avoir conscience ? Ne leur dîtes pas : ils pourraient s’en vexer.